... Depuis quelques mois, et d'avantage ces dernières semaines, j'ai failli oublier d'où je venais, j'avais presque oublié le peu de mon passé... Tout ça, parce que quelques imbéciles, aidés par une brochette d'idiotes, ont donné une image désastreuse d'une civilisation riche de quelques millénaires...
... Depuis quelques mois, et particulièrement ces dernières semaines, me venaient à l'esprit, de bien mauvaises pensées et montaient à mes lèvres, de bien vilaines paroles....
.... Et puis, mercredi après-midi, le téléphone a sonné : c'était Papa.
"Regarderas-tu, ce soir, des Racines et des Ailes sur la 3 ?" m'a-t-il demandé
"Je regarde toujours..." lui ai-je répondu
"Oh, mais ce soir, ce sera mieux encore.... c'est chez nous..." a-t-il insisté,
.... Je ne lui ai pas demandé de préciser. J'avais compris. J'avais reçu son message 5/5... "Chez nous".... Deux mots pour résumer toute une vie, deux mots pour résumer la nostalgie de son paradis perdu un certain 16 avril 1962...
... J'avais 5 ans. On dit que les enfants n'ont pas de souvenirs. C'est faux. Je me souviens très bien de ce jour-là, des jours qui ont précédé et de ceux qui ont suivi... Je me rappelle la grande maison de Redeyef déjà vide de nos souvenirs et des malles pleines de nos regrets... Je me souviens de cette énorme voiture noire venue nous chercher à la nuit tombée... Je me souviens des bras et des odeurs du burnous d'Ali qui me serrait contre son coeur en répétant inlassablement "Habibi habibi habibi...".... Je me souviens des larmes de Maman... et je devinais celles de Papa...
Je me souviens de cette route, longue, longue, longue... jusqu'à Tunis.... Il ne faisait pas beau ce matin là, il me semblait même qu'il faisait froid... Je me souviens du bateau qui s'éloignait du port... De toutes ces femmes, de tous ces hommes qui regardaient de tous leurs yeux la terre, leur terre qui s'estompait au loin... Je me souviens du silence, des larmes et des yeux rouges et je me demandais pourquoi Maman répétait inlassablement à Papa : "... fais quelque chose.... " et Papa ne répondait pas.
Mercredi soir, nous étions ensemble, malgré les kilomètres qui nous séparent, et j'imaginais leurs larmes et leur fierté aussi, pour ce bout d'Afrique qui jamais ne donne à parler de lui en mal.... Il paraît que là-bas, c'est une dictature. C'est possible, c'est certainement vrai, puisqu'on le dit. Mais qu'importe si ce régime autoritaire protège les femmes de tous les excès d'une religion déformée et qu'il permet vaille que vaille à ces citoyens de vivre correctement. Là bas, les injustices sociales ne doivent pas être pires que chez nous... De toutes façons, la perfection n'est pas de ce monde.
Mais ne pas oublier, que la femme de là-bas s'est vue accorder le droit de vote dès 1957, qu'elle jouit depuis plus de 50 ans d'un Code du Statut Personnel, que la polygamie est strictement interdite depuis 1956,
Qu'importe, puisque ce petit bout d'Afrique a su préserver ce qui lui reste de l'héritage de Didon et de Carthage, aura donné des peintres, des poètes, des musiciens,
Qu'importe puisque les gens y vivent malgré tout en paix, alors qu'à leurs frontières, il n'est question que d'intégrisme et de guerres,
Qu'importe, puisque les peintres ont des couleurs plein leurs toiles,
Turki YAHIA "la hara de Tunis, soir de shabbat"
Abdelaziz GERGI "Sage priant"
Henri SAADA "le marchand de beignets"
Jules LELLOUCHE "Le port de la Goulette
Qu'importe, puisque les poètes ont des mots pour faire chanter la vie,
Aboulkacem Chebbi
Dans la tendresse du chant fluide des oiseaux
j'écoute ta balade de cithare enchantée
oh poète des sables sans mer
et du silence où les dattes sont en miel
la parole devient grenade sur tes lèvres
et l'oasis un poème éternel.
Qu'importe, puisque là-bas, les femmes peuvent aussi faire marcher la musique à la baguette,
Amina SRAFI
premier chef d'orchestre du monde arabe
.... A la fin de l'émission, le téléphone a sonné : c'était Maman.
"... Tu as vu ma fille, comme c'est beau chez nous.... et comme les femmes sont belles et intelligentes... Dis, tu as vu ?" m'a-t-elle demandé...
... Oui, Maman, j'ai vu.... Et même s'il y avait parfois des couleurs de carte postale dans cette émission, il n'en reste pas moins que ces couleurs sont aussi celles de l'espoir pour une communauté qui n'a strictement rien à voir avec les images pathétiques de ces derniers mois,
... Mais, il va lui en falloir du courage à cette communauté dans les mois à venir, pour qu'enfin les couleurs de cette carte postale, triomphent du noir dans laquelle des fous essaient de l'enfermer...